Qui a déjà remarqué la faible empathie des communistes français envers Jean Moulin ? Pourquoi le « parti des 75 000 fusillés », si prompt à cultiver le souvenir de « sa » Résistance, est-il frileux à célébrer le Grand Homme ? L’explication principale réside dans la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939 à Moscou. L’événement contre-nature ébranle la diplomatie européenne : la promesse de non-agression militaire pour dix ans entre Hitler et Staline assure au premier d’avoir les mains libres dans son projet guerrier contre la France et le Royaume-uni. Pacte auquel le Parti communiste français est sommé d’adhérer. Aussitôt fait.

En France, le gouvernement Daladier réagit rapidement : le 26 août, les journaux communistes, dont L’Humanité, sont interdits de publication. Un mois plus tard, le PCF est dissous. En octobre, Maurice Thorez, son patron, déserte l’armée - il a été mobilisé lors de la déclaration de guerre - vers l’URSS… Et, à partir de janvier 1940, les députés communistes - du moins les 47 sur 72 qui n’ont pas fait défection - sont déchus de leur mandat, arrêtés et condamnés par la justice militaire.

Dans les départements français, les préfets reçoivent l’ordre d’écraser les velléités propagandistes et de sabotages susceptibles d’être menées par« l’anti-France communiste » - l’appareil du Parti survit clandestinement - aux ordres du Komintern moscovite. En Eure-et-Loir, Jean Moulin est à la pointe de la répression anti-communiste, en duo avec le commissaire de police de Chartres, Charles Porte. Tous deux utilisent les grands moyens : fichage systématique des militants politiques et des syndicalistes, arrestations, gardes-à-vues, emprisonnements, fermetures administratives de bistrots réputés « rouges », menaces et intimidations, etc.

Car Jean Moulin est patriote jusqu’au bout des ongles, alors que l’ex-partenaire du Front populaire est accusé de trahir la République en soutenant la stratégie internationaliste de lutte des classes du « Petit père des peuples ». On se souvient que Moulin n’a pas connu l’épreuve du feu pendant la Première Guerre mondiale. À l’automne 1939, il considère que sa place n’est pas à l’arrière dans un département rural. Il aspire plus que jamais à se battre. Mais il est confronté à une double difficulté : lorsque la France déclare la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939, il n’est que réserviste : il a dépassé l’âge maximum de mobilisation : quarante ans. De plus, il est, à l’instar de tous ses collègues préfets, mis en affectation spéciale, c’est-à-dire dispensé du service aux armées et donc maintenu à son poste chartrain.

Qu’à cela ne tienne, Jean Moulin décide d’aller à l’encontre de l’ordre ministériel. Début décembre 1939, il réussit à se faire affecter comme mitrailleur à la base aérienne 117 d’Issy-les-Moulineaux, mais est déclaré inapte à cause d’une vue défaillante. Il demande à subir une contre-visite qui, cette fois, lui donne gain de cause. Mais Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, ne l’entend pas de cette oreille : le 21 décembre, Moulin est sommé de rejoindre immédiatement son poste à Chartres. Une ultime tentative, cinq jours plus tard, pour tenter d’infléchir la décision de son ministre de tutelle se révèle vaine.

Pendant la « drôle de guerre », au cœur de l’hiver 1940, dans un département où il ne se passe rien, où pas grand-chose, Jean Moulin ronge son frein. Il passe son temps à gérer l’économie de guerre, au principal, des réquisitions agricoles. À la marge, de temps à autre, il se ressource en mondanités parisiennes. C’est pourtant en Eure-et-Loir, que sa vie va bientôt basculer.

(à suivre)

Gérard Leray